Appel à propositions de la revue ethnographiques.org
Date limite de soumission : 12 janvier 2020
En anthropologie, une tension cruciale traverse les pratiques de l’observation, de la description et de l’analyse comparative, qui toutefois n’ont pas été investies de la même manière selon les chercheurs. Si la comparaison est par exemple mise en avant par Lévi-Strauss pour qui l’ethnographie est le moment initial d’une anthropologie susceptible de dégager, de cultures variées, des « différences qui se ressemblent » (1958 et 1962), tel n’est pas le cas, on le sait, d’auteurs comme Boas (1896) ou Malinovski (1922) dont les intentions idiographiques ou monographiques prévalent sur la confrontation avec des sociétés qu’ils n’ont pas eux-mêmes étudiées. La description approfondie de cas singuliers est-elle pour autant indépendante d’une démarche comparative visant la mise au jour d’espaces plus globaux ? Issue d’un temps où le travail de « cabinet » se distinguait du « travail de plein air », la scission entre observation directe et mise en perspective à distance a été en quelque sorte ressoudée par la réalité du travail intellectuel depuis la seconde moitié du XXe siècle. Comment un chercheur saurait-il en effet restituer la singularité d’une situation sociale donnée sans arrière-plans comparatifs ? Ainsi les monographies publiées dans les années 1970/80 sur les modes d’héritage dans les sociétés paysannes européennes se nourrissaient les unes des autres (Augustins 1989) tout en se référant à des analyses plus théoriques (Bourdieu 1972). Réciproquement, il semble difficile d’envisager une démarche comparative qui ne serait pas informée par une pratique concrète du terrain, à l’instar des travaux menés dans les années 60 par Evans-Pritchard et Fortes sur les systèmes politiques africains (1964), voire même ceux de Mauss nourris par une expérience sociale et politique personnelle (1947). Reste que, depuis la fin du XXe siècle, la reconfiguration du champ des sciences sociales, l’estompage des frontières disciplinaires, l’émergence de nouveaux terrains, et de nouveaux objets – en anthropologie comme ailleurs –, ou encore de nouvelles procédures de financement de la recherche, l’accès instantané aux publications scientifiques contribuent à renouveler la question de l’articulation, dans les travaux contemporains, de l’ethnographie et du comparatisme. Dans cette perspective, le présent appel à propositions vise à prendre la mesure de ce que la comparaison fait à l’ethnographie à partir d’études de cas concrets et de recherches en cours. Les contributions seront réunies dans un dossier publié en 2021 dans la revue ethnographiques.org.
Cette thématique pourra bien entendu être envisagée sous plusieurs angles, lesquels ne sont ici ni exclusifs ni exhaustifs.
Comment la comparaison nourrit l’ethnographie
On peut s’interroger, dans une perspective réflexive, sur ce que l’interprétation de faits recueillis au cours d’expériences ethnographiques uniques doit à la connaissance, en amont, d’un « hinterland » discursif (Candea 2016) – autrement dit de notions et de théories partagées de façon diffuse par un certain nombre de chercheurs et qui s’avèrent, sinon universelles, du moins d’une portée générale. Le marxisme a ainsi joué un rôle clé dans la description et l’interprétation de sociétés locales, de même que le structuralisme dans l’interprétation de corpus mythiques, ou plus récemment, les approches postcoloniales dans le déplacement du regard porté sur les relations entre mondes hégémoniques et mondes subalternes. Comment le travail de terrain est-il en permanence informé, modelé ou réorienté par d’autres menés ailleurs, par des courants de pensée, des concepts, parfois venus de disciplines voisines, telles la préhistoire, l’histoire ou la sociologie. Dans quelle mesure la « foi comparatiste » (Grillot 2012) d’un Jack Goody, d’un Max Weber ou d’un Fernand Braudel anime encore les pratiques de l’observation et de la description ? Notons à cet égard que la comparaison peut aussi surgir du dispositif même de l’ethnographie : pensons aux enquêtes multisituées (Marcus 2002), aux enquêtes menées sur un même terrain sur des périodes longues, au choix parfois d’un second terrain éloigné d’un premier devenu inaccessible, voire de terrains dont les « revisites » (Stocking 1987) peuvent donner matière à débats sur le changement social ou sur les prénotions de l’ethnographe. Comment peuvent s’imposer dès lors des comparaisons entre des faits et des interprétations élaborés à des moments différents ou en des lieux différents et sur quels arguments repose leur légitimité ? Quelle est en somme la place de la comparaison, consciente ou implicite, dans le quotidien de la recherche ?
Comparaison, (dé)contextualisation, modélisation
Inversement à l’ethnographie, la démarche comparative a pu être conçue comme une décontextualisation des faits ou des analyses propres à un terrain, qui serait importés, ou, au sens littéral du terme, traduits dans un autre contexte : celui de la théorie à étayer, de la problématique à éclairer, des hypothèses échafaudées à partir des expérimentations de l’auteur. Des formes spécifiques d’altérité peuvent donc être pensées comme autant de variations d’une humanité commune, mais au prix de quelles approximations ? Typologies, modèles et mise en évidence de règles générales ne supposent-ils pas de laisser de côté une part des matériaux ethnographiques recueillis dans les sociétés considérées, matériaux qui se révèlent parfois trop foisonnants pour se prêter à une synthèse ou à un jeu analytique d’échelles (Revel 1996) ? Comment les chercheurs opèrent alors une sélection ? Que retiennent-ils comme éléments de comparaison : des faits (et lesquels) ou des modèles (comment alors construire ceux-ci) ? Si la réflexion sur la comparaison est inhérente à l’avènement de l’anthropologie en tant que discipline scientifique (Morgan 1870, Durkheim et Mauss 1901-1902) et demeure toujours débattue (Remaud, Schaub et Thireau 2012), la fabrication de « comparables » (Detienne 2000) est aussi une activité intellectuelle qui mérite d’être interrogée. Comment et dans quelles limites comparer des sociétés distantes dans le temps et l’espace ? Les monographies des historiens, rédigées à partir d’archives, peuvent-elles être confrontées à celles des ethnologues, élaborées à partir d’observations in situ ? Comment éviter les « faux amis », autrement dit des catégories dont l’apparente identité masque des contenus sémantiques différents (Geffray 1990) ? Quelles sont en définitive les limites de la démarche ? Existe-t-il des « incommensurables » ou des « incomparables » ?
Comparatismes « spontanés » observés par le chercheur chez ses interlocuteurs sur le terrain
La plupart des chercheurs enfin, notamment sur des terrains traversés par plusieurs logiques (religieuses, communautaires, mémorielles, etc.) relèvent l’existence auprès de leurs interlocuteurs d’une pensée comparative à l’œuvre. C’est par exemple un « eux » qui s’oppose à un « nous », un « ici » à un « là-bas », une périphérie qui se pense comme telle par rapport à un centre, etc. Cette pensée peut dénoter une réflexivité et une auto-distanciation « indigènes », qui montre bien que les chercheurs ne sont pas les seules figures aux prises avec le « démon de l’analogie » (Bourdieu 1980), mais qui mérite aussi d’être interrogée : quel traitement lui est réservé dans les travaux scientifiques et comment peut-elle, implicitement ou non les orienter ? On peut rappeler à cet égard les injonctions ou les revendications agissant dans certains dispositifs gouvernementaux – comme les candidatures à la reconnaissance officielle d’une valeur culturelle patrimoniale ou les usages politiques, moraux et mémoriels du passé (de l’esclavage, des génocides, de la colonisation, des migrations, etc.) – qui relèvent elles aussi de logiques comparatives et émulatives constamment mises en œuvre par les acteurs sociaux.
Les pistes évoquées ici n’épuisent pas la question, mais quels que soient les angles envisagés, les contributions interrogeront en amont, à partir d’analyses réflexives sur des expériences diverses, la pertinence épistémologique des méthodes et les théories canoniques inhérentes à la pratique tant de l’ethnographie que de la comparaison : comment monter en généralité sans trahir les particularités de chaque terrain ? Comment penser et organiser la collecte des données sur des terrains différents et parfois éloignés ? Quelles sont les difficultés particulières d’une démarche entamée a priori (avant même la collecte des données) ou a posteriori (par exemple en confrontant des données recueillies dans le cadre de monographies distinctes, ou de seconde main) ?
Multimédias et Comparaisons
La revue ethnographiques.org encourage les auteurs à mobiliser des matériaux multimédias et promeut de nouvelles formes d’écriture associant différents outils dans des dispositifs narratifs et démonstratifs originaux. Des membres de notre comité de rédaction peuvent le cas échéant fournir une aide technique ou des recommandations. Il serait intéressant que certains articles mettent en œuvre un usage non seulement documentaire mais aussi comparatif d’images fixes ou animées.
Calendrier
Les propositions d’articles (titre et résumé de 3 000 à 6 000 signes, références bibliographiques et espaces comprises) sont attendues pour le 12 janvier 2020. Elles présenteront de manière synthétique les situations ethnographiques considérées et les principaux arguments de l’analyse.
Elles doivent être envoyées, avec la mention « Comparaison » comme objet du message, assorties d’une notice bio-bibliographique de l’auteur(e), aux coordinateurs du numéro, Tiphaine Barthelemy (tiphaine.barthelemy@u-picardie.fr), Gaetano Ciarcia (ciarcia.gaetano@wanadoo.fr) ainsi qu’à la rédaction de la revue (redaction@ethnographiques.org).
Les auteur(e)s seront informé(e)s de la sélection des propositions début février 2020.
Les articles (d’une longueur inférieure à 50 000 signes, bibliographie et espaces comprises) devront être envoyés pour le 30 juin 2020. Les auteurs sont priés de suivre les consignes précisées sur la page http://www.ethnographiques.org/Note-aux-auteurs.
Les textes seront relus par les coordinateurs du numéro, des évaluateurs externes et le comité de rédaction.
La parution du numéro Ce que la comparaison fait à l’ethnographie est prévue au premier semestre 2021.